Témoignages Elections en Turquie : ces "gardiens des urnes" qui ont "les yeux bien ouverts" pour éviter les fraudes en ce jour de vote crucial

Le rendez-vous a été donné aux aurores. Dimanche 14 mai, des dizaines de milliers d’assesseurs et d’observateurs sont mobilisés à travers toute la Turquie pour ouvrir les bureaux de vote et donner le coup d’envoi du premier tour des élections législatives et de la présidentielle. Un scrutin sous haute tension, qui pourrait signer la fin des deux décennies de règne de l’AKP, le parti islamo-conservateur du président sortant Recep Tayyip Erdogan.

Mais ces nouvelles élections sont aussi marquées par la méfiance. Le social-démocrate Kemal Kiliçdaroglu, candidat à la présidence et principale figure d’opposition, a par exemple mis en doute la neutralité et la transparence du Haut Conseil électoral turc (YSK). “Si [le Conseil] ne publie pas les résultats, nous le ferons nous-mêmes à partir des procès-verbaux, en les comptant un par un”, a-t-il encore prévenu le 10 mai, cité par The Independent (article en turc).

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Ce scrutin tant attendu risque-t-il vraiment d’être entaché d’irrégularités ? Quel contrôle les citoyens peuvent-ils avoir sur ce processus ? A Istanbul, franceinfo a posé la question à Ahmet, Cansu et Ali, trois volontaires éloignés politiquement, mais liés par une même mission : faire respecter les règles démocratiques.

“Même si j’ai relativement confiance, je surveille” : Ahmet, 63 ans, retraité

C’est la quatrième fois qu’Ahmet, retraité et fondateur d’une ONG qui promeut la culture kurde, enfile son costume d’observateur. La première, c’était pour le référendum controversé de 2017, qui avait vu Recep Tayyip Erdogan transformer la Turquie en un système présidentiel taillé sur mesure pour ses projets politiques. “Depuis, nous avons toujours des doutes sur les élections”, résume le sexagénaire. Lors de cette consultation populaire, l’YSK avait levé au dernier moment l’obligation de sceller les enveloppes contenant les bulletins de vote, provoquant la colère des partis d’opposition.

“Il y a aussi eu les élections municipales d’Istanbul”, se souvient le solide retraité, planté dans ses santiags cirées. Organisé en mars 2019, ce scrutin avait été annulé par la justice, après la courte victoire du candidat d’opposition Ekrem İmamoğlu, présenté par le Parti républicain du peuple (CHP). Trois mois plus tard, ce dernier avait finalement été élu avec une nette avance. 

Aux yeux d’Ahmet, ces nouvelles élections ont tout d’un scrutin “historique”. “Cela revient à choisir entre exister ou disparaître, faire entrer ou non la République de Turquie dans son deuxième siècle d’existence”, estime ce sympathisant du parti Yesil Sol, émanation du parti pro-kurde HDP, menacé de fermeture juste avant la campagne électorale.

Pour ce premier tour, Ahmet craint moins les irrégularités dans son bureau de vote, situé dans le quartier de Kadiköy, qu’à des niveaux plus élevés du système. “Même si j’ai relativement confiance, je surveille quand même”, confie avec un sourire celui qui aime “arriver une heure en avance” les jours de vote, afin de parer à toute éventualité.

“On se prépare comme pour une guerre” : Cansu, 29 ans, avocate

A Üsküdar, place forte du parti présidentiel AKP sur la rive asiatique d’Istanbul, Cansu intervient en tant qu’avocate enregistrée auprès du parti d’opposition CHP. Si la situation le requiert, elle peut reporter un litige dans le registre des élections et accompagner le dossier face aux plus hautes instances. “La présence d’un ou d’une avocate n’est pas obligatoire, mais c’est devenu une norme au fil des élections”, explique-t-elle. Dans l’école où elle officie dimanche, il y en a un à chaque étage. 

“On peut être confronté à toutes sortes de problèmes, comme la présence d’électeurs handicapés ou sous tutelle, qui doivent normalement voter via d’autres moyens, détaille-t-elle, ou encore des fraudes à la signature qui pourraient permettre à certains de voter deux fois.” Même s’il s’agit de son cinquième scrutin en tant qu’observatrice, la jeune femme craint des débordements liés au contexte difficile. “Ces trois dernières années ont été les pires des deux décennies sous l’AKP”, déplore-t-elle. Alors que “les prix de la nourriture et les loyers ont explosé”, les séismes de février ont provoqué la colère d’une partie de la population, rappelle l’avocate.

Alors ces élections, “on s’y prépare comme pour une guerre”, confie-t-elle. Sur les réseaux sociaux, des images d’affrontements entre opposants politiques ont fait grandir l’inquiétude chez la jeune avocate, qui ne compte toutefois pas se laisser abattre. Dans son sac, un Thermos de café et des gaufrettes doivent lui permettre d’affronter cette longue journée qui pourrait s’étirer dans la nuit si les résultats sont serrés. “Je me prépare déjà à de ne pas dormir pendant 24 heures”, avoue-t-elle avec un sourire timide.

“Des fautes peuvent être commises par tous les camps politiques” : Ali, 19 ans, gérant de magasin

Pour Ali, employé dans le secteur de la vente, le premier tour du scrutin marque une grande première : en plus de pouvoir enfin voter, il est responsable d’un bureau de vote et coordonne ceux qu’il appelle “les gardiens des urnes”. En cas de querelle, entre des observateurs ou avec des électeurs, c’est à lui que revient la gestion du litige. “C’est important pour moi, car des fautes peuvent être commises par tous les camps politiques, et tout le monde s’accuse, déplore-t-il. Il faut donc quelqu’un qui garde les yeux bien ouverts.”

Responsable d’une branche jeunesse de l’AKP à Üsküdar, Ali juge cette élection “déterminante pour les vingt ans à venir” en Turquie. “Il y a beaucoup de choses en jeu, et chacun abat ses dernières cartes pour assurer sa survie”, lance-t-il, tant au sujet de son parti que de l’alliance hétéroclite de l’opposition. 

Les sondages, Ali assure ne pas y prêter attention, mais il craint tout de même qu’un résultat serré ne cause des échauffourées. Sans parler des déçus, même en cas de victoire plus franche d’Erdogan ou de Kiliçdaroglu, qui faisaient la course en tête selon les dernières enquêtes d’opinion. Afin de se mettre dans les meilleures conditions, Ali avait prévu de se coucher tôt samedi soir, de ne pas fumer et de prendre une batterie externe pour son smartphone, en vue de cette journée cruciale. “Dès que les bureaux fermeront, je rentrerai chez moi regarder les résultats à la télévision dans le noir, en coupant le téléphone”, confie-t-il, un brin nerveux dans son costume.

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